Apnée
Format BrochéAuteur : Jean-Marie Gourio
Description
le 12 mai 1977, un homme a tué ma petite fille, Sandrine, Sandrine avait six ans, les journaux avaient surnommé cet homme le monstre de Hauterive parce que c'est là qu'on habitait à l'époque, à cent trente kilomètres de Paris, Le monstre, c'était notre voisin le plus proche, un maçon qu'on connaissait bien, monsieur Jean, j'avais 23 ans quand on me l'a tuée, j'ai des photos de moi qui datent de cette époque, et je trouve que j'étais jolie, ce sont des agents de l'équipement qui ont trouvé le corps de Sandrine, coincé à la sortie d'une écluse, Simon et moi, on l'avait cherchée partout, on avait téléphoné partout à ses copains et ses copines de l'école et puis les gendarmes sont venus à la maison avec le maire, ils nous ont dit que la petite avait été retrouvée morte, Simon est resté muet et puis il a demandé, où? les gendarmes ont dit, Montereau, je me suis demandée ce qu'elle était allée faire à Montereau, Sandrine n'était peut être pas morte? elle n'était pas la seule petite fille à vivre à Hauterive et peut-être qu'on en avait tué une autre, Simon a ouvert les fenêtres de la maison, il a fait des allers et des retours sans savoir, pourquoi Sandrine? pourquoi la nôtre et pourquoi pas la petite Rageot qui a le même âge? le dimanche suivant, quand on a su que c'était notre voisin qui avait tué Sandrine, Simon s'est mis le canon du fusil dans la bouche et il a tiré, moi, quand j'ai entendu le coup de feu, j'ai mis mes bottes de jardin et j'ai marché jusqu'à la serre, il y avait eu de la pluie, sous le soleil, et l'arc-en-ciel semblait monter de notre terrain, je suis entrée dans la plus grande, j'ai trouvé là Simon qui n'avait plus que la moitié de son crâne, je suis restée debout à me balancer d'avant en arrière, d'avant en arrière, Simon me laissait toute seule avec notre enfant qui était morte, il me laissait seule avec l'homme qui l'avait assassinée, c'est tout ce qu'on était sur la terre maintenant, je suis restée à me balancer d'avant en arrière, j'ai pas pleuré, et puis on a enterré Simon et les nuits je me réveillais en sursaut, je ne savais plus si il était mort ou seulement sorti voir les plantes, je ne savais pas où était ma petite fille et puis d'un coup tout me revenait, ma petite qui était morte et monsieur Jean et moi tous les deux attachés maintenant à ma petite morte, je me redisais les mots sans arrêt, lui et moi maintenant et ma petite morte, j'étais debout à me balancer, que lui et que moi maintenant, les autres personnes, c'était plus rien du tout, on était chacun monsieur Jean et moi d'un bout du corps à tirer sur la morte, pour la faire venir à soi, dans ses bras, et je me balançais, comme ça, comme ça, beaucoup de gens de Hauterive étaient venus à l'enterrement, une dame m'a donné une enveloppe bleue avec de l'argent, ceux qui n'étaient pas venus au cimetière en déposaient dans la boîte aux lettres, des gens venaient me voir, des amis de Simon que je ne connaissais pas, j'avais acheté du jus d'orange en grande bouteille, la dame de la mairie m'avait dit que c'était une bonne idée, elle avait le regard comme si elle était ma mère, elle me faisait peur, je montrais la chambre de la gosse, on voulait que je reste assise, je montrais l'emplacement des tasses, des filtres, du café, du sucre, de tout ce qu'il faut pour faire et servir un café, les gendarmes venaient faire des photos, la juge se déplaçait, le maire passait à la maison tous les jours, il voulait faire venir des gens de la famille, des cousins de Reims, je n'ai plus mes parents morts dans un accident de voiture, j'ai été finie d'élever à Poinchy par les deux vieilles dames qui tenaient l'épicerie, elles me déguisaient, je me souviens d'une robe de marquise en velours bleu avec des boutons de nacre en forme d'olives que j'adorais, elles étaient gentilles, on les a mises à l'hôpital tenu par les bonnes soeurs, elles prient toute la journée, le maire m'a demandé si je voulais les revoir et j'ai dit que je savais pas, pour quoi faire? les parents de Simon vivent dans les Pyrénées espagnoles, deux personnes que le maire a appelées au moins dix fois au téléphone et qui lui répétaient la voix pleine de sanglots, oh mon dieu mon dieu mon dieu! mon dieu mon dieu! et puis ils raccrochaient, allô! le maire recommençait, allô monsieur et madame Dubosc? oh mon dieu mon dieu! mon dieu mon dieu! tout le temps comme ça, j'ai su qu'ils avaient été convoqués à la gendarmerie et puis au palais de justice de Bayonne, ils ne sont pas venus à l'enterrement de leur fils, le maire m'a dit que c'était pas leur vrai fils, c'était le fils de qui alors? ils ont envoyé des sous mais pas beaucoup, alors je me cachais le plus que je pouvais dans les serres, au milieu des plantes qui poussaient dans tous les sens comme nous, Simon, Sandrine et moi, on y avait poussé, Sandrine adorait cet endroit, le toit de verre qui avait verdi sous les pluies filtrait le soleil, l'été on se voyait la peau en vert et en jaune et nos joues quand on se faisait la bise sentaient comme dans les bois, Sandrine poussait ici comme une fougère, la vie des plantes lui avait fait les yeux étonnés, on se sent différents des autres quand on reste des jours entiers sous les serres, dans la chaleur et les odeurs, ils parlent de construire des serres sur la lune pour faire pousser des légumes mais les serres de la lune sont déjà ici, sur la terre, on me traînait chez la juge, je ne comprenais pas ce qui se disait, la juge avait le regard doux pourtant, elle voulait me faire parler de celui qui avait tué ma petite mais moi, je voulais rester chez moi, parlez nous de monsieur Jean! elle demandait, pour dire quoi? je lui répondais simplement que Jean c'était notre voisin, c'était monsieur Jean, je regardais les murs, les meubles, il n'y avait pas de fleurs, la juge recommençait, toujours, des heures, parlez-nous de monsieur Jean! elle me disait qu'il fallait me réveiller, j'avais l'impression d'avoir toujours entendu ça, à la petite école ou au stage de coiffure rue Blanc, c'était toujours le même reproche, notre Chantal compte les mouches au plafond! mademoiselle Chantal, il faut vous réveiller! c'est à mon stage de coiffure que j'ai connu Simon, j'avais quinze ans, Simon dix-neuf, il avait répondu à une petite annonce, "cherchons cheveux bonne nature pour école de coiffure jeunes filles poses payées', comme il avait des jolis cheveux clairs qui lui descendaient sur les épaules il avait fait l'affaire et nous servait de cobaye pour des exercices, il garait sa moto devant le centre, il racontait qu'il élevait des fleurs, il était beau et avait des gestes lents, doux, il était séduisant, il travaillait à la graineterie de la place et suivait en plus une formation à l'école d'horticulture, un samedi, on est allés aux serres de son école, il faisait un temps de chien, on s'est faufilés dedans en cachette du gardien, il y faisait chaud, la pluie tambourinait sur le verre et ce bruit se multipliait au milieu des feuilles des rosiers, des milliers de rosiers, pour la première fois, là, il m'a embrassée, on avait sur les lèvres le goût des fleurs, il m'a déshabillée lentement et après il s'est déshabillé, on était nus tous les deux dans l'air mouillé, j'étais une fleur mouillée, sa fleur mouillée, il m'a dit une orchidée, j'étais couchée sur la terre chaude, je lui frottais le dos avec la terre humide, on se disait qu'on ferait l'amour dans toutes les roses qui étaient ouvertes, l'eau ruisselait sur le verre, on était comme des lianes enchevêtrées, ça m'a fait mal et on a recommencé, je n'ai jamais été plus heureuse que ce jour-là, nue sur la terre mouillée...
Caractéristiques
Caractéristiques
- Format
- Broché
- Auteur(s)
- Jean-Marie Gourio
- Date de parution
- 06/01/2005